Deux pôles en littérature suscitent un débat depuis des siècles parmi les gens de lettres. L’art pour l’art distancié et dégagé des soucis du quotidien, ou bien l’art social engagé au cœur de la communauté, porteur de ses soucis et de ses préoccupations. L’humaniste québécois Bernard Anton, auteur de Lauriers pour l’Ukraine et du récent livre Anathema sur l’usurpateur publié en février 2023 aux éditions Les Impliqués à Paris (118 pages), favorise la deuxième voie et fait sortir l’artiste de sa tour d’ivoire.
Engagement envers la justice sociale
L’écrivain descend dans l’arène et devient le témoin, le porte-parole des citoyens qui souffrent des affres de l’injustice et de la guerre. Les mots prennent alors le relais dans une forme imagée, simple, mais intense. « Si le poète ne dénonce pas la violence, qui la dénoncera ? » confie-t-il amèrement.
Le deuxième opus de Bernard Anton sur l’Ukraine, Anathema sur l’usurpateur, dépeint des tableaux lapidaires, horrifiants de l’agression russe qui rase tout sur son passage. Nous y voyons des civils, grands et petits pâtir des bombardements atroces, de la terreur, des camps de filtration, de tortures. Déshumanisés par l’agresseur, admirés par le monde libre, les Ukrainiens résistent obstinément. Le visage goudronné de l’un de leurs soldats à Marioupol, diffusé dans les médias, s’avère pour le poète « plus beau que Joconde ». L’écrivain salue ces vaillants combattants à plusieurs reprises : « valeureux guerriers/sacrifiés pour leurs enfants/soleil moins altruiste ». Il leur ajoute une aura de gloire : « l’aurore pour eux ».
Plaie béante
Bernard Anton avoue à regret : « Ce livre ressemble à une plaie béante. Ses 280 haïkus (poèmes à la japonaise constitués de 3 vers : 5/7/5 syllabes) frappent comme des clous ou des marteaux en boucle. » Certes, le ton est triste, réaliste, sans toutefois sombrer dans le pessimisme. L’espoir est toujours à l’horizon. La paix reviendra. Le monstre s’écroulera. « De l’intérieur même/s’effondrera leur pilastre/pomme corrompue ». Oui, « le phénix vaincra ».
Préface du Consul de l’Ukraine
Le consul d’Ukraine à Montréal, Monsieur Eugène Czolij, signe la préface et nous présente le contexte géopolitique de cette guerre. Il rappelle la tragédie de l’Holodomor qui se répète aujourd’hui et formule le vœu que cet ouvrage « éveille davantage » les esprits civilisés.
La longue postface récapitule les principales séquences de cette cruelle invasion. Elles sont consignées afin de demeurer à jamais inscrites dans la mémoire. Nous y distinguons trois protagonistes. 1) Un régime qui, en attaquant la souveraineté d’un État pacifique, s’enfonce dans une erreur monumentale et décime sa propre armée, sa propre nation. 2) Un peuple qui résiste avec héroïsme, jusqu’à surprendre la planète entière. 3) Un monde qui regarde, divisé entre pays qui s’impliquent généreusement et d’autres qui n’osent pas encore s’enliser.
La guerre : « cancer du monde »
Bouleversé devant les crimes d’une exceptionnelle ampleur, l’auteur confie : « J’ai écrit ces pages au fil des jours. C’est mon cahier de bord, mon exutoire, sinon j’aurais craqué. Ce sont les chroniques d’une guerre absurde qui s’apparente, pour recourir à une métaphore matrimoniale, à un divorce mal digéré, mal assumé. La personne qui s’estime blessée dans le couple fait tout pour détruire l’autre, jalouse de la liberté et du bien-être qu’elle s’est procurés sans elle, après elle. La haine vengeresse se déchaîne, irrationnelle, immorale, et prend des dimensions extrêmement brutales. La guerre est qualifiée, dans ces poèmes, de cancer du monde. On voit bien maintenant, après un an de sang versé, combien il en coûte de défendre sa liberté, sa dignité. »
La guerre, sujet lourd, assez rare en littérature, est traitée dans Anathema sur l’usurpateur avec authenticité et justesse. Les horreurs y sont habilement démystifiées. Le réalisme poétique de ces haïkus attentifs aux menus détails est sidérant et donne à réfléchir. L’éloquence de la poésie allège souvent le tragique propos. « Sacrifier tant de boucs/les ficher à l’assommoir/pour sa propre palme ». Les soldats deviennent des animaux envoyés à l’abattoir, sans aucune valeur accordée à leur vie. Tout cela, dans le but d’assurer la gloriole à un chef inhumain, isolé, en décadence.
L’univers pâtit
L’omniprésence des éléments de la nature et d’une panoplie d’animaux attribue à ce recueil une dimension cosmique où s’orchestre une symphonie pathétique digne de Beethoven ou de Tchaïkovski. L’univers, en osmose, participe à ces douleurs quotidiennes. Le poète écrit : « les tulipes pleurent », les « prairies (sont) sidérées » face à un tel degré d’horreur.
Protection de l’être humain
Le souci du bien-être et des droits fondamentaux de l’humain émerge clairement de cet ouvrage et l’emporte sur les analyses politiques. « Soldats moribonds:/le cerf-volant sera libre/les enfants joueront ». C’est la consolation de ceux qui se sont sacrifiés. Leur souhait octroie un sens noble à leur dernier souffle : leurs enfants continueront à jouer en liberté et en sécurité dehors.
Un désir de bonheur transperce la lecture de cet opus, malgré la terreur et la barbarie omniprésentes. « Regardez ces prés/ces montagnes et rivières/soif d’un chant de paix ». Même les fleurs repoussent après les carnages et les dévastations, « plus fortes que feu ». Un appel désespéré à l’au-delà intervient de temps en temps : « Écraseras-tu/sous peu le mal et ses dards ?/l’air jubilera ».
Goliath s’effondrera
Le contraste entre la puissance et la petitesse des belligérants est illustré par ces vers : « Un pigeon picore/au pied d’un char titanesque/dérisoire force ». Ailleurs, l’enfant défait la « toile d’araignée/tissée large et bien serrée ». Nous lisons dans un autre haïku, le « lion imprévisible/tient en haleine le monde/va bientôt sombrer ».
Coup de maître de Bernard Anton
Il est certain que Anathema sur l’usurpateur de Bernard Anton présente un visage humanisé de cette guerre. Un éclairage riche en symboles et en émotions est proposé. Rares sont les poètes qui dressent, avec une telle verve et maîtrise, un portrait ingénieux de la guerre. Le lecteur comprend mieux, de l’intérieur, les souffrances extrêmes d’un peuple courageux, grâce aux images vives et percutantes qui jalonnent chaque page. Défi réussi avec brio! Le lecteur ne peut plus rester indifférent après les étincelles vibrantes de ces haïkus. Sa conscience est éveillée.