L’annonce de l’entrée de JD.com au capital de Fnac Darty ne relève plus du simple bruit de marché : le groupe chinois, troisième acteur de l’e-commerce en Chine derrière Alibaba et Pinduoduo, s’apprête à devenir le deuxième actionnaire de l’enseigne française après le milliardaire tchèque Daniel Křetinsky. Une opération à plus de 2,2 milliards d’euros qui soulève des enjeux économiques, politiques… et culturels.
JD.com, futur deuxième actionnaire de Fnac Darty
Au cœur du dossier se trouve le rachat du groupe allemand Ceconomy par JD.com. Ceconomy détient environ 21–22 % du capital de Fnac Darty ; en reprenant ce bloc, JD.com récupère automatiquement cette participation et grimpe à près de 21,95 % du capital du distributeur français.
En face, Daniel Křetinsky contrôle près de 28 à plus de 30 % de Fnac Darty via sa holding Vesa Equity, ce qui fait du milliardaire l’actionnaire de référence du groupe. L’arrivée de JD.com rebat donc les cartes : le chinois devient un contre-poids majeur dans un groupe qui pèse plus de 1500 magasins dans 14 pays et un parc de plusieurs millions de clients abonnés.
JD.com, aussi appelé Jingdong, n’est pas un inconnu du commerce en ligne mondial. Fondé en 1998 à Pékin, le groupe s’est imposé comme l’un des géants de l’e-commerce chinois, avec un chiffre d’affaires annuel dépassant les 100 milliards de dollars et une logistique entièrement intégrée – entrepôts, centres automatisés, drones et robots de livraison. Depuis quelques années, il accélère son expansion hors de Chine, notamment en Europe, où il a déjà lancé la plateforme Joybuy pour concurrencer Temu, Shein ou Amazon.
Bercy active le contrôle des investissements étrangers
Face à cette montée en puissance, le ministère français de l’Économie ne reste pas spectateur. Considérant Fnac Darty comme un acteur stratégique de la distribution de biens culturels, Bercy a demandé à JD.com de déposer une demande d’examen au titre du contrôle des investissements étrangers en France (IEF).
Ce mécanisme permet d’évaluer les risques pour la souveraineté économique et culturelle du pays. La procédure peut durer jusqu’à trois mois et aboutir à un feu vert, à un refus ou à des conditions strictes, notamment en matière de gouvernance, d’emploi ou de protection des données. Les discussions ont déjà donné lieu à un engagement de JD.com à rester un actionnaire « dormant », sans droit de gouvernance ni intervention dans la gestion de l’entreprise, et à ne pas augmenter sa participation ni prendre le contrôle de Fnac Darty.
Pour Bercy, le sujet dépasse très largement la seule question commerciale. Les biens culturels distribués par Fnac Darty – livres, musique, films, jeux vidéo – sont liés à des enjeux d’indépendance éditoriale, de pluralisme de l’offre et de maîtrise des données clients.
Données clients et lois chinoises : la crainte d’un biais stratégique
L’un des points de tension majeurs concerne l’accès potentiel de JD.com aux données clients de Fnac Darty. Le groupe français développe une stratégie d’abonnement ambitieuse et vise à doubler le nombre de clients fidèles d’ici 2030, ce qui signifie des bases de données massives sur les habitudes d’achat et les pratiques culturelles.
Dans ce contexte, plusieurs experts rappellent l’existence de lois chinoises sur le renseignement national, adoptées à partir de 2017 et renforcées ensuite, qui obligent les entreprises à coopérer avec les services de sécurité en fournissant certaines informations. Même si JD.com affirme respecter le RGPD et conteste fermement toute inquiétude sur ce point, la question reste sensible pour les autorités françaises comme pour Bruxelles : comment garantir que les données stratégiques d’un acteur culturel européen ne puissent être exploitées à des fins d’influence ou de surveillance ?
Daniel Křetinsky, arbitre silencieux
Au milieu de ce bras de fer se trouve Daniel Křetinsky, actionnaire principal de Fnac Darty. Avec environ 28 % du capital – un seuil qui a même franchi les 30 % fin 2024 – l’homme d’affaires tchèque dispose d’une position décisive.
Deux scénarios se dessinent : soit il renforce encore sa participation pour limiter l’influence de JD.com et préserver l’ancrage européen du groupe, soit il profite de l’arrivée du géant chinois pour céder une partie de ses parts et dégager des liquidités pour ses autres opérations. Car Křetinsky mène de front plusieurs dossiers lourds : entrée au capital de TotalEnergies pour plus de 5 milliards d’euros via sa holding EPH, reprise et restructuration de Casino avec une injection de 300 millions d’euros et une montée possible à près de 68 % du capital.
Sa stratégie sur Fnac Darty sera donc déterminante : soutiendra-t-il une ligne de défense européenne face à JD.com, ou choisira-t-il de se désengager partiellement au profit d’un acteur chinois en pleine offensive ?
Un dossier emblématique de la présence chinoise en Europe
L’affaire Fnac Darty s’inscrit dans un contexte beaucoup plus large de vigilance européenne vis-à-vis des plateformes chinoises. Paris a déjà multiplié les signaux d’alerte sur des acteurs comme Shein, Temu ou AliExpress, accusés de profiter de failles fiscales, de livrer des produits non conformes ou dangereux, voire d’héberger des contenus illicites.
L’Assemblée nationale vient ainsi de voter une taxe sur les « petits colis » extra-européens pour mettre fin aux avantages dont bénéficient ces envois souvent sous-déclarés, tandis que l’État français a engagé une action pour suspendre temporairement le site Shein après la découverte de produits pédopornographiques et d’armes en vente sur sa marketplace.
Dans ce contexte, l’arrivée de JD.com au capital d’un distributeur culturel comme Fnac Darty devient un symbole : celui d’une Europe qui tente de trouver l’équilibre entre ouverture économique et protection de sa souveraineté culturelle et numérique.
Fnac Darty, entre opportunité et risque stratégique
Pour Fnac Darty, l’entrée de JD.com peut être vue comme une opportunité de s’adosser à un acteur global de la logistique et du e-commerce, capable d’apporter expertise et puissance de feu technologique. Mais cette opportunité s’accompagne d’un risque : celui de voir un maillon central de la diffusion culturelle française dépendre, même indirectement, d’intérêts extérieurs soumis à un cadre juridique très différent.
La procédure de contrôle engagée par Bercy, les conditions imposées à JD.com et le rôle déterminant de Daniel Křetinsky montrent à quel point ce dossier dépasse le simple jeu boursier. Derrière les pourcentages de capital se joue une véritable bataille pour l’avenir de la distribution culturelle en France et, plus largement, pour la capacité de l’Europe à garder la main sur ses données, ses contenus et ses symboles.
Pour l’heure, JD.com a accepté les conditions fixées par le gouvernement français, s’engageant à rester un actionnaire sans influence sur la gouvernance. Reste à savoir si cette promesse résistera au temps… et aux appétits d’un géant chinois bien décidé à s’installer durablement sur le marché européen.